Watchkeeper, je me permets de répondre dans le fil de votre message sur les points que vous soulevez :
-le jugement d’instance porte sur des montants de dommages disproportionnés à la charge de SYNTEL;
--> le jugement n'est ni proportionné ni disproportionné, il résulte de l'application des avoided cost, correspondant au coût théorique du développement du logiciel Facet tel qu'établi en première instance par un expert mandaté par la Cour, et non contesté à ce jour par les avocats de Syntel. On peut juger - et c'est ce que font les avocats de Syntel - que les avoided cost ne s'appliquent pas en pareille espèce, par exemple parce que les dommages subis par TriZetto ou le montant de l'enrichissement sans cause de Syntel peuvent être facilement estimés, mais dans tous les cas la question porte bien sur l'applicabilité des avoided cost, pas sur leur montant.
-le cabinet d’avocat retenu (Paul, Weiss) est un grand cabinet anglo-saxon de forte réputation.Accessoirement l’avocate principale Jaren Janghorbani possède un bon pedigree en contentieux.
---> certes, mais l'argument est faible (même si la réputation du cabinet et de ses avocats reste importante)
-Le jugement n’est pas binaire et la demande de SYNTEL n’est pas simplement d’exclure les « avoided costs » mais de demander également un nouveau jugement sur les volets quantification des dommages pour perte de profit (entre $27M allégués par TRIZETTO et $8,5M allègués par SYNTEL), et une révision correspondante des « punitive damages ».
---> c'est ce que nous disons depuis 3 mois (voir article initial), et c'est ce que j'ai appelé, par commodité, un jugement binaire. Soit la Cour d'appel (2nd circuit) rejette l'appel de Syntel et le verdict de première instance sera confirmé, soit un nouveau jugement aura lieu. Mais il n'y a absolument aucune chance que la Cour d'appel 1/ retienne l'applicabilité des avoided cost et 2/ en réduise le montant. Le résultat sera donc bien binaire, comme nous le disons depuis 3 mois.
-la demande de rejet en l’espèce des conditions requises pour admettre les « avoided costs » semble reposer sur de solides arguments doctrinaux et jurisprudentiels
---> nous avons détaillé ces arguments dans notre article d'il y a 3 mois, en insistant notamment sur le principal axe de défense de Syntel : à savoir que les avoided cost sont inapplicables là où 1/ le montant du préjudice subi par le plaignant ou 2/ le montant du bénéfice tiré de l'enrichissement sans cause de l'accusé...sont facilement calculables. Les attendus démontrent que cet argument a été clairement rejeté par la Cour en première instance, comme dans le jugement post-verdict, sur une base doctrinale et jurisprudentielle manifestement plus solides que celle des avocats de Syntel. C'est ce point qui m'a rendu plus pessimiste encore sur les chances de victoire de Syntel.
-L’argument relatif à l’absence de nécessaire spécification/précision dans l’identification des secrets d’affaire me parait très solide et devrait conduire à un nouveau jugement sur le volet violation des « trade secret ».
---> Nous avions également mentionné cet argument dans notre article d'il y a 3 mois, mais pour le coup, je le dis avec certitude : il est extrêmement faible et fragile. Le juré de première instance avait été pleinement convaincu par les preuves réunies par TriZetto touchant au détournement de fichiers relatifs au logiciel Facet (y compris mise à jour) et à ses guides d'utilisation.
Je rappelle ici pour mémoire la synthèse des moyens juridiques dont nous avions fait l'inventaire il y a 3 mois et que vous semblez découvrir aujourd'hui :
La plaidoirie de Syntel en appel repose sur les moyens (arguments) suivants.
A. TRIZETTO N’A PAS DÉMONTRÉ (selon les exigences de spécificité retenues par la jurisprudence) L’EXISTENCE D’UN DÉTOURNEMENT DE SECRETS COMMERCIAUX
1. TriZetto n’a pas pu démontrer avec suffisamment de spécificité et de précision que les documents incriminés étaient des secrets commerciaux.
En effet, elle a fourni une simple liste de documents incluant
a/ des logiciels, dont notamment FACET
b/ des manuels et guides d’utilisation
c/ des outils informatiques.
Cette liste n’était pas assortie d’une description suffisamment précise des documents pour permettre au juré de déterminer leur nature précise. Par exemple, 96 des 104 documents incriminés ont été seulement décrits sous la catégorie générique de « guides et manuels ».
Or, la jurisprudence est constante sur l’exigence d’une caractérisation précise et spécifique des documents incriminés pour statuer sur l’existence de secrets commerciaux, et par suite sur leurs détournements.
2. Le jury de première instance a inversé la charge de la preuve en demandant à Syntel de démontrer que ces documents n’étaient pas des secrets commerciaux alors que toute la jurisprudence sur les secrets commerciaux converge sur le fait que la charge de la preuve incombe au plaignant, à qui il revient de démontrer, de manière suffisamment caractérisée, l’existence d’un détournement de secrets commerciaux. Le juré a donc commis une erreur de droit.
3. Certains des documents incriminés étaient publics, notamment les guides d’utilisation du logiciel FACET. Ces documents ne peuvent donc pas être considérés comme des secrets commerciaux.
Il suit de là que le jugement de première instance doit être révoqué.
B. SYNTEL ÉTAIT AUTORISÉ À FAIRE USAGE DES DOCUMENTS INCRIMINÉS
1. Syntel a été explicitement autorisé, par les termes du contrat qui le liait à TriZetto en 2013, à utiliser les documents incriminés.
2. La Cour a commis une erreur de droit en déférant au juré la compétence de juger la nature du contrat qui liait TriZetto à Syntel, alors que celui-ci était non ambigu, selon l’aveu même de TriZetto, et qu’une jurisprudence constante refuse aux jurés une compétence pour juger comme une matière de fait des contrats non ambigus.
Il suit de là que le jugement de première instance doit être révoqué.
C. SYNTEL NE PEUT (eu égard au droit en vigueur et à la jurisprudence existante sur la question) ÊTRE CONDAMNÉE À VERSER À TRIZETTO LA TOTALITÉ DU MONTANT CORRESPONDANT AU COÛT DE DÉVELOPPEMENT DU LOGICIEL INCRIMINÉ.
La jurisprudence sur les « avoided cost » est constante pour affirmer que les dommages pour coûts évités supposent:
1. Que le coût précis des avantages indus ne puisse être calculé de manière précise, sans quoi c’est ce coût-ci, et non le coût théorique du développement du logiciel qui doit être retenu.
2. Que le coût précis du dommage subi par le plaignant ne puisse être calculé de manière précise, sans quoi c’est le coût de ce dommage, et non le coût théorique qui doit être retenu.
En effet la jurisprudence sur les « avoided cost » prévoit explicitement que ces coûts évités, qui sont calculés de manière théorique et délibérément fictive, se substituent au calcul des coûts réels, lorsque ce calcul est impossible.
1. Or, TriZetto elle même a évalué, par le biais de son expert, que le coût des avantages indus perçus par Syntel équivalait à un montant de 27 millions de dollars (l’expert de Syntel a lui évalué ce montant à 870.000$ maximum). La jurisprudence sur l’enrichissement sans cause prévoit donc explicitement que Syntel soit (au maximum) condamné à reverser les 27 millions de dollars en question. La jurisprudence sur les « avoided cost » ne peut s’appliquer ici, ni se substituer à la jurisprudence traditionnelle sur l’enrichissement sans cause.
2. TriZetto elle-même a évalué son dommage subi à 8,5 millions de dollars (il s’agit du dommage direct subi par TriZetto pour usage du logiciel Facet sans retour des royalties à TriZetto). Comme dans le point précédent, la possibilité d’un calcul précis du dommage subi empêche la Cour de pouvoir appliqué la jurisprudence sur les « avoided cost » (qui encore une fois suppose que les avantages et dommages ne peuvent pas être calculés de manière précise).
C’est au contraire la jurisprudence traditionnelle sur la réparation des dommages directs qui s’applique, et Syntel doit être (au maximum) condamnée à verser à TriZetto 8,5 millions de dollars.
3. La jurisprudence sur les « avoided cost » prévoit que l’accusé ait tiré un avantage indu en détournant la « pleine valeur » de la technologie incriminée. Or Syntel n’est pas un vendeur de logiciel et n’a jamais développé de logiciel concurrent à TriZetto. La jurisprudence sur les « avoided cost » ne peut donc pas s’appliquer ici.
4. TriZetto n’a pas établi de lien entre l’usage supposé du logiciel incriminé et un enrichissement effectif de Syntel. Or, en l’absence de ce lien, la jurisprudence sur les « avoided cost » ne peut pas s’appliquer.
5. Les « avoided cost » ne sont pas des dommages punitifs imposés à l’accusé mais des dommages censés rendre au plaignant la pleine valeur de sa technologie en le dédommageant du coût de la production du logiciel détourné. Or en l’absence d’un détournement de cette « pleine valeur » par l’accusé, les dommages pour « avoided cost » deviennent des dommages punitifs et la Cour se rend coupable d’un fait de double condamnation. Là on pourait même parler de triple peine, penalty, but, et carton rouge au gardien qui était le dernier défenseur.
6. TriZetto fait bénéficier gratuitement à ses partenaires de l’usage du logiciel Facet, et Syntel était explicitement autorisé (et même encouragé) à faire l’usage et la promotion de ce logiciel auprès de ses clients entre 2013 et 2014. La jurisprudence sur les « avoided cost » ne peut donc pas s’appliquer car celle-ci suppose le détournement frauduleux et caché d’une technologie protégée.
Pour toutes ces raisons, le montant total des dommages intérêts ne peut excéder 8,5 millions (si jurisprudence des dommages directs) ou, au maximum, 27 millions (jurisprudence de l’enrichissement sans cause).