matabeta
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Ce propos ne constitue pas une accusation envers les acteurs cités, mais une prospective fondée sur des précédents documentés.
CHAPITRE 4/ LES SANCTIONS JUDICIAIRES
Outre l'arme de l'extraterritorialité que nous aborderons ultérieurement, on observe une autre tendance troublante en matière judiciaire : les cas d'entreprises américaines cédées opportunément à un concurrent étranger peu avant de faire l'objet de poursuites ou de lourdes sanctions judiciaires. Il peut aussi s'agir d'une procédure anodine qui prend des proportions inattendues immédiatement après le rachat de la société poursuivie.
PRECEDENTS CONNUS :
Le cas le plus emblématique est celui de l'entreprise allemande Bayer, qui rachète le mastodonte américain Monsanto en 2018, quelques mois avant l'ouverture de poursuites judiciaires historiques.
Alors que Monsanto peut être considérée comme stratégique (Produits chimiques militaires, enjeux agricoles souverains...), les autorités américaines, d'habitude si actives pour empêcher un acteur étranger d'acquérir ses fleurons, (elles ont même un service de renseignement dédié à cela), s'empressent de donner leur feu vert à l'acquisition proposée par Bayer.
Le rachat à peine bouclé, la justice prend une décision inattendue dans le cadre du procès intenté par une victime du désherbant Round up. En plus de la condamnation attendue (mais déjà énorme) à verser 290 millions de dollars au plaignant, elle autorise la possibilité de plaintes collectives contre Bayer.* (19) A partir de là, on comptera en milliards. Bayer, qui avait évalué la procédure en cours, n'avait pas estimé cette hypothèse possible. Saisie, la cour suprême refuse de revoir le verdict, et refuse de justifier sa décision. La machine judiciaire laisse place à plus de 11 200 plaintes déposées en quelques mois. En 2022, on atteint... 31 000 plaintes !* (20) Et les nouvelles poursuites continuent.
Un an après le rachat, le groupe pharmaceutique allemand vaut, en 2019, 52 milliards d'euros. C'est la moitié de ce qu'elle représentait avant la fusion avec le semencier américain, et c'est moins que la somme dépensée (56 milliards d'euros) pour s'offrir l'inventeur du Roundup. Si Monsanto n'avait pas été rachetée juste avant cette condamnation, elle aurait donc été en liquidation.
En 2020, Bayer signe un accord à 10 milliards de dollars. Mais ce dernier n'incluait pas les procédures de futures victimes. L'entreprise allemande, essorée, a déjà mis de côté 6,5 milliards de dollars supplémentaires pour y faire face, ce qui sera, selon ses propres prévisions, encore insuffisant.
DANS LE CAS D'ATOS :
L'ampleur des enjeux judiciaires qui concernent Atos dans le cas que nous allons évoquer n'est bien sûr pas comparable au cas Bayer. Mais outre des similitudes (acquisition, procédure simple, condamnation inattendue...), nous allons explorer les interventions potentielles de services américains en appui d'entreprises nationales visées par des acquisitions.
En juillet 2018, Atos signe le rachat de l'américain Syntel pour 3,4 milliards de dollars. Elle sait que la société fait l'objet d'une procédure en cours, notamment pour vol de propriété intellectuelle, de données du logiciel "Facet" dont est accusée l'une de ses filiales, TriZetto. Atos, qui semble se fonder sur les estimations des avocats de Syntel, et probablement sur ses cabinets de conseils américains, considère que le montant des dommages et intérêts devraient être plafonnés à : 8.5 millions de dollars.
En première instance, la condamnation les fixe à... 855 millions de dollars ! 100 fois plus que prévu.
Suite à un recours, Atos parvient à réduire ce montant qu'elle qualifie de 'disproportionné' à 570 millions de dollars (C'est encore tout de même le prix du développement du logiciel "Facet" tout entier!). Et il faudra y ajouter 285 millions de dommages pour détournement de secrets commerciaux, ainsi que nombre d'autres dommages, amendes, frais et règlements annexes. * (21)
En conclusion, pour une société payée plus de 3.4 milliards de dollars, Atos devra rajouter près d'1 milliard supplémentaire, pour une affaire qu'elle considérait, à tort ou à raison, ne pas excéder quelques millions.
Les procédures sont toujours en cours à l'occasion de multiples recours, mais les probabilités d'un changement total de point de vue du jury semblent peu probables.
Les torts de Syntel seront à déterminer par le tribunal, mais on notera qu'Atos estime que "le verdict du jury n'est étayé ni par les preuves présentées lors du procès ni par la loi applicable". Pour elle, le montant des dommages et intérêts est "hors de proportion par rapport aux actes en question".
Il ne s'agit pas ici d'accuser le système judiciaire américain de compromissions avec les pouvoirs politiques et économiques locaux. La justice américaine est pleinement soucieuse de son indépendance. Mais elle est aussi ancrée dans une culture patriotique propre aux Etats-Unis. En matière de poursuites commerciales, il n'est pas tout à fait exclu que les magistrats soient couramment plus intransigeants lorsqu'une entreprise étrangère est poursuivie sur leur sol.
Mais surtout, les corrélations entre agenda judiciaire et économique peuvent interroger. Il n'est pas exclu que les services de renseignements signalent des risques de sanctions judiciaires à leurs entreprises nationales, ainsi incitées à ralentir une procédure ou à accélérer une transaction pour que la sanction soit in fine assumée par une société étrangère.
En effet, les documents révélés par Edward Snowden à partir de 2013 ont démontrés que des services de renseignements américains sont dédiés à la transmission d'informations confidentielles à leurs entreprises à l'intérieur du pays comme à l'extérieur* (23). Une structure a par exemple été spécialement créée pour épauler les entreprises américaines dans la conquête des principaux contrats internationaux : l'Advocacy Centre. Ce service est chargé de faire le lien entre le secteur privé et les services de l'Etat. Il renseigne les entreprises nationales et les prévient lorsqu'un contrat important peut-être négocié, les renseigne sur l'état de négociations adverses, ou encore sur les attentes de la cible.
Il est enfin important de mesurer que toutes les informations qui circulent aux Etats-Unis, y compris judiciaires, sont systématiquement interceptées par la NSA, qui relaie ensuite ces informations aux agences concernées. Suite à des révélations de Wikileaks en partenariat avec Libération et Mediapart en 2015,* (22) les journalistes expliquent que la NSA est particulièrement vigilante sur les technologies de l'information, des télécommunications, d'énergies (...) et précisent : "toutes les informations recueillies sont ensuite partagées avec les principales administrations américaines : département de la Sécurité intérieure, département du Commerce, département de l'Energie, agence de renseignement de la Défense, Réserve fédérale, Trésor.. "
Quelles informations sont transmises en matière de risques judiciaires ? Les entreprises nationales faisant l'objet d'offres ne sont-elles pas informées de leur capacité de négociation et de leurs intérêts lorsqu'une offre se présente ? Ainsi, Atos, dont l'achat de Syntel à plus de 3 milliards de dollars s'est révélé très largement survalorisé, a-t-elle négocié dans un rapport de force équitable ?
Pour conclure ce chapitre, il ne s'agit en aucun cas ici d'absoudre Atos de ses propres responsabilités dans cette acquisition. Elle est bien la première responsable d'une évaluation apparemment trop légère du litige. Mais de nombreuses interrogations sont légitimes. Une dernière, pour finir : la question de la transparence de ses conseils américains. En l'occurrence, Atos a attaqué le principal ex-actionnaire de Syntel, Mr Bharat Desai, pour "avoir minimisé les risques" qu'impliquait le procès Syntel au moment de l'OPA amicale. Preuve qu'Atos considère bien, au moins sur cet aspect, avoir été trompée.
En l'état des informations connues, ce n'est pas tant l'intégrité judiciaire que le problème de l'information équitable entre société nationales et étrangères qui peut être interrogé. Mais plus largement, l'arsenal législatif et les capacités du renseignement américain sont particulièrement utilisés dans le cadre de la guerre économique, et sur ce sujet également, Atos est concernée. C'est ce que nous explorerons dans le chapitre suivant.
5/ EXTRATERRITORIALITÉ, SURVEILLANCE ET INTRUSIONS
Ca chapitre sera publié prochainement. Les liens correspondants au chapitre 4 seront disponibles lors de la publication de l'intégralité de l'analyse sur le blog Atos.
Les chapitres précédents sont disponibles ici :
https://atos.blog/2023/01/04/analyse-membresn4-atos-au-coeur-dune-guerre-economique-partie1-matabeta/
CHAPITRE 4/ LES SANCTIONS JUDICIAIRES
Outre l'arme de l'extraterritorialité que nous aborderons ultérieurement, on observe une autre tendance troublante en matière judiciaire : les cas d'entreprises américaines cédées opportunément à un concurrent étranger peu avant de faire l'objet de poursuites ou de lourdes sanctions judiciaires. Il peut aussi s'agir d'une procédure anodine qui prend des proportions inattendues immédiatement après le rachat de la société poursuivie.
PRECEDENTS CONNUS :
Le cas le plus emblématique est celui de l'entreprise allemande Bayer, qui rachète le mastodonte américain Monsanto en 2018, quelques mois avant l'ouverture de poursuites judiciaires historiques.
Alors que Monsanto peut être considérée comme stratégique (Produits chimiques militaires, enjeux agricoles souverains...), les autorités américaines, d'habitude si actives pour empêcher un acteur étranger d'acquérir ses fleurons, (elles ont même un service de renseignement dédié à cela), s'empressent de donner leur feu vert à l'acquisition proposée par Bayer.
Le rachat à peine bouclé, la justice prend une décision inattendue dans le cadre du procès intenté par une victime du désherbant Round up. En plus de la condamnation attendue (mais déjà énorme) à verser 290 millions de dollars au plaignant, elle autorise la possibilité de plaintes collectives contre Bayer.* (19) A partir de là, on comptera en milliards. Bayer, qui avait évalué la procédure en cours, n'avait pas estimé cette hypothèse possible. Saisie, la cour suprême refuse de revoir le verdict, et refuse de justifier sa décision. La machine judiciaire laisse place à plus de 11 200 plaintes déposées en quelques mois. En 2022, on atteint... 31 000 plaintes !* (20) Et les nouvelles poursuites continuent.
Un an après le rachat, le groupe pharmaceutique allemand vaut, en 2019, 52 milliards d'euros. C'est la moitié de ce qu'elle représentait avant la fusion avec le semencier américain, et c'est moins que la somme dépensée (56 milliards d'euros) pour s'offrir l'inventeur du Roundup. Si Monsanto n'avait pas été rachetée juste avant cette condamnation, elle aurait donc été en liquidation.
En 2020, Bayer signe un accord à 10 milliards de dollars. Mais ce dernier n'incluait pas les procédures de futures victimes. L'entreprise allemande, essorée, a déjà mis de côté 6,5 milliards de dollars supplémentaires pour y faire face, ce qui sera, selon ses propres prévisions, encore insuffisant.
DANS LE CAS D'ATOS :
L'ampleur des enjeux judiciaires qui concernent Atos dans le cas que nous allons évoquer n'est bien sûr pas comparable au cas Bayer. Mais outre des similitudes (acquisition, procédure simple, condamnation inattendue...), nous allons explorer les interventions potentielles de services américains en appui d'entreprises nationales visées par des acquisitions.
En juillet 2018, Atos signe le rachat de l'américain Syntel pour 3,4 milliards de dollars. Elle sait que la société fait l'objet d'une procédure en cours, notamment pour vol de propriété intellectuelle, de données du logiciel "Facet" dont est accusée l'une de ses filiales, TriZetto. Atos, qui semble se fonder sur les estimations des avocats de Syntel, et probablement sur ses cabinets de conseils américains, considère que le montant des dommages et intérêts devraient être plafonnés à : 8.5 millions de dollars.
En première instance, la condamnation les fixe à... 855 millions de dollars ! 100 fois plus que prévu.
Suite à un recours, Atos parvient à réduire ce montant qu'elle qualifie de 'disproportionné' à 570 millions de dollars (C'est encore tout de même le prix du développement du logiciel "Facet" tout entier!). Et il faudra y ajouter 285 millions de dommages pour détournement de secrets commerciaux, ainsi que nombre d'autres dommages, amendes, frais et règlements annexes. * (21)
En conclusion, pour une société payée plus de 3.4 milliards de dollars, Atos devra rajouter près d'1 milliard supplémentaire, pour une affaire qu'elle considérait, à tort ou à raison, ne pas excéder quelques millions.
Les procédures sont toujours en cours à l'occasion de multiples recours, mais les probabilités d'un changement total de point de vue du jury semblent peu probables.
Les torts de Syntel seront à déterminer par le tribunal, mais on notera qu'Atos estime que "le verdict du jury n'est étayé ni par les preuves présentées lors du procès ni par la loi applicable". Pour elle, le montant des dommages et intérêts est "hors de proportion par rapport aux actes en question".
Il ne s'agit pas ici d'accuser le système judiciaire américain de compromissions avec les pouvoirs politiques et économiques locaux. La justice américaine est pleinement soucieuse de son indépendance. Mais elle est aussi ancrée dans une culture patriotique propre aux Etats-Unis. En matière de poursuites commerciales, il n'est pas tout à fait exclu que les magistrats soient couramment plus intransigeants lorsqu'une entreprise étrangère est poursuivie sur leur sol.
Mais surtout, les corrélations entre agenda judiciaire et économique peuvent interroger. Il n'est pas exclu que les services de renseignements signalent des risques de sanctions judiciaires à leurs entreprises nationales, ainsi incitées à ralentir une procédure ou à accélérer une transaction pour que la sanction soit in fine assumée par une société étrangère.
En effet, les documents révélés par Edward Snowden à partir de 2013 ont démontrés que des services de renseignements américains sont dédiés à la transmission d'informations confidentielles à leurs entreprises à l'intérieur du pays comme à l'extérieur* (23). Une structure a par exemple été spécialement créée pour épauler les entreprises américaines dans la conquête des principaux contrats internationaux : l'Advocacy Centre. Ce service est chargé de faire le lien entre le secteur privé et les services de l'Etat. Il renseigne les entreprises nationales et les prévient lorsqu'un contrat important peut-être négocié, les renseigne sur l'état de négociations adverses, ou encore sur les attentes de la cible.
Il est enfin important de mesurer que toutes les informations qui circulent aux Etats-Unis, y compris judiciaires, sont systématiquement interceptées par la NSA, qui relaie ensuite ces informations aux agences concernées. Suite à des révélations de Wikileaks en partenariat avec Libération et Mediapart en 2015,* (22) les journalistes expliquent que la NSA est particulièrement vigilante sur les technologies de l'information, des télécommunications, d'énergies (...) et précisent : "toutes les informations recueillies sont ensuite partagées avec les principales administrations américaines : département de la Sécurité intérieure, département du Commerce, département de l'Energie, agence de renseignement de la Défense, Réserve fédérale, Trésor.. "
Quelles informations sont transmises en matière de risques judiciaires ? Les entreprises nationales faisant l'objet d'offres ne sont-elles pas informées de leur capacité de négociation et de leurs intérêts lorsqu'une offre se présente ? Ainsi, Atos, dont l'achat de Syntel à plus de 3 milliards de dollars s'est révélé très largement survalorisé, a-t-elle négocié dans un rapport de force équitable ?
Pour conclure ce chapitre, il ne s'agit en aucun cas ici d'absoudre Atos de ses propres responsabilités dans cette acquisition. Elle est bien la première responsable d'une évaluation apparemment trop légère du litige. Mais de nombreuses interrogations sont légitimes. Une dernière, pour finir : la question de la transparence de ses conseils américains. En l'occurrence, Atos a attaqué le principal ex-actionnaire de Syntel, Mr Bharat Desai, pour "avoir minimisé les risques" qu'impliquait le procès Syntel au moment de l'OPA amicale. Preuve qu'Atos considère bien, au moins sur cet aspect, avoir été trompée.
En l'état des informations connues, ce n'est pas tant l'intégrité judiciaire que le problème de l'information équitable entre société nationales et étrangères qui peut être interrogé. Mais plus largement, l'arsenal législatif et les capacités du renseignement américain sont particulièrement utilisés dans le cadre de la guerre économique, et sur ce sujet également, Atos est concernée. C'est ce que nous explorerons dans le chapitre suivant.
5/ EXTRATERRITORIALITÉ, SURVEILLANCE ET INTRUSIONS
Ca chapitre sera publié prochainement. Les liens correspondants au chapitre 4 seront disponibles lors de la publication de l'intégralité de l'analyse sur le blog Atos.
Les chapitres précédents sont disponibles ici :
https://atos.blog/2023/01/04/analyse-membresn4-atos-au-coeur-dune-guerre-economique-partie1-matabeta/