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Dans les couloirs du Congrès et les restaurants des environs, deux entreprises européennes font campagne pour décrocher un contrat de 12 milliards de dollars portant sur la construction d'une ligne de chemin de fer entre la Californie et Las Vegas. Ce projet leur permettrait, espèrent les deux entreprises, de réaliser - enfin - de vraies grosses affaires grâce au train à grande vitesse sur le territoire américain.
Siemens et Alstom font du lobbying auprès des parlementaires et de l'administration Biden pour remporter le contrat de fourniture de locomotives à grande vitesse de de voitures de voyageurs pour les trains de Brightline West, une entreprise privée qui veut relier la grande banlieue de Los Angeles et Las Vegas.
Ces entreprises s'appuient sur de puissants alliés pour mettre toutes les chances de leurs côtés, comme Chuck Schumer, chef de la majorité démocrate du Sénat et grand défenseur d'Alstom qui possède une usine dans son fief de l'Etat de New York.
Brightline compte sur près de 4 milliards de dollars de fonds publics, issus du programme fédéral de financement des infrastructures qui est doté d'une enveloppe de 1.000 milliards de dollars, pour boucler son budget et commencer la construction de la voie d'ici à la fin de l'année - à temps pour qu'elle soit terminée pour les Jeux olympiques d'été de 2028 à Los Angeles.
Avec ce projet, Brightline deviendrait le premier service de train à grande vitesse des Etats-Unis, un pays qui est depuis longtemps à la traîne par rapport aux autres économies avancées dans le domaine des trains de passagers dépassant les 300 km/h.
Cela pourrait déclencher une envolée des investissements dans le secteur ferroviaire à laquelle des entreprises comme Siemens et Alstom aspirent depuis des décennies.
"Pour moi, c'est le genre de chose qui ferait décoller les Etats-Unis", juge Marc Buncher, le directeur général de Siemens Mobility pour l'Amérique du Nord.
Michael Keroullé, directeur général d'Alstom pour la zone Amériques, ajoute : "Je pense que c'est le début de quelque chose. C'est réellement un signe que ça va devenir un nouveau moyen de transport."
Un marché inexploité
Siemens et Alstom sont déjà de farouches concurrents dans les trains à grande vitesse, un secteur qui connaît une croissance constante en Europe de l'Ouest, au Japon et en Chine, où certaines villes sont reliées par des trains dépassant les 320 km/h. Le train de passagers le plus rapide aux Etats-Unis, le service express Acela d'Amtrak, atteint une vitesse maximale de 240 km/h uniquement sur certains tronçons de la ligne reliant Washington et Boston.
Cela fait bien longtemps que Siemens, Alstom et d'autres fabricants de trains ont mis en place des usines aux Etats-Unis pour fabriquer et moderniser le matériel roulant interurbain, de banlieue et de transit, mais la perspective d'un véritable service à grande vitesse outre-Atlantique est restée hors de portée malgré les efforts déployer par le gouvernement pour en stimuler la croissance.
La ferveur de la rivalité actuelle entre Alstom et Siemens reflète l'ampleur de l'opportunité qui s'ouvre pour les constructeurs ferroviaires, qui espèrent que le programme de financement des infrastructures - ainsi que des projets comme Brightline West et la ligne à grande vitesse en construction en Californie - finiront par faire apparaître une masse critique pour l'investissement dans le rail aux Etats-Unis.
D'autres projets de lignes à grande vitesse sont davantage à la traîne, notamment celui visant à relier Houston et Dallas, sur lequel le groupe privé Texas Central cherche à travailler avec Amtrak.
Du côté de Brightline, l'attente du déblocage par l'administration Biden du premier volet du financement des infrastructures ferroviaires constitue un obstacle critique.
L'entreprise, soutenue par la société d'investissement Fortress Investment Group, affirme pouvoir lever auprès d'investisseurs privés 70% des fonds nécessaires pour construire la ligne à grande vitesse entre Rancho Cucamonga, en Californie, à une soixantaine de kilomètres à l'est du centre de Los Angeles, et le Las Vegas Strip.
Le train circulerait en grande partie sur des terre-pleins d'autoroutes afin de minimiser les coûts d'acquisition de terrains.
L'entreprise dit avoir besoin de 3,75 milliards de dollars de fonds fédéraux issus du programme de financement des infrastructures pour pouvoir commencer les travaux à la fin de l'année.
Pour Siemens et Alstom, cette potentielle subvention représente l'ouverture tant attendue d'un marché largement inexploité pour les trains à grande vitesse aux Etats-Unis.
"Buy America", un enjeu majeur
La possibilité de commencer à commander de nouvelles rames a déclenché une guerre du lobbying aux enjeux très élevés à Washington.
Chuck Schumer est un soutien de longue date d'Alstom, qui fabrique des trains pour des systèmes de transport en commun et pour Amtrak - y compris la prochaine génération de la flotte Acela - sur son site de Hornell, dans l'Etat de New York.
Les assistants de Chuck Schumer ont ardemment défendu la cause d'Alstom auprès de l'administration Biden et de Brightline, en indiquant que son expérience dans le développement de la flotte Acela lui assurait une chaîne d'approvisionnement robuste qui ne nécessitera pas de dispenses majeures pour être en conformité avec les règles du "Buy America" ("Acheter Américain") mises en place par l'administration pour les projets d'infrastructures, ont indiqué des personnes proches des discussions.
Les dirigeants de Siemens réfutent ces revendications en affirmant que les deux entreprises auront besoin de dispenses de la part de l'administration pour importer certains éléments de leurs technologies ferroviaires à grande vitesse de l'étranger, où d'autres pays ont des générations d'avance dans la construction de réseaux à grande vitesse.
"Nous sommes totalement en faveur du 'Buy America' et nous y arriverons, et si le marché se développe, d'une certaine manière, ça arrivera naturellement de toute façon", a indiqué Armin Kick, vice-président de Siemens Mobility chargé des locomotives et des trains à grande vitesse, à l'occasion d'une conférence des acteurs du secteur qui s'est tenue en mai dernier à Washington. "Mais pour commencer, quelques concessions sont nécessaires."
Brightline estime que les deux entreprises auront besoin de dispenses pour se conformer aux règles du "Buy America" en attendant que le secteur soit plus fermement établi, selon une source proche de l'entreprise.
Des salariés syndiqués ou pas
La main-d'œuvre constitue un autre problème. Les salariés de l'usine d'Alstom dans l'Etat de New York sont représentés par le syndicat International Association of Machinists and Aerospace Workers, tandis que la plus grande usine de Siemens, à Sacramento, en Californie, n'a pas de syndicat.
Le président Biden a déclaré que le soutien aux syndicats était une priorité pour son administration.
Les dirigeants de Siemens soulignent que l'entreprise a des usines syndiquées dans quelque 30 Etats des Etats-Unis et ne fabriquerait pas les équipements pour Brightline West à Sacramento, car cette usine tourne déjà à pleine capacité pour répondre à d'autres commandes.
"Schumer est un bulldog", assène une source au courant des campagnes de lobbying.
"Comme Alstom est installé à New York et qu'il y a des syndicats, s'il avait une influence sur le matériel roulant, on sait tous où il irait."
Une porte-parole de Chuck Schumer indique qu'il ne défend aucun candidat en particulier, y compris Brightline, pour l'obtention de fonds auprès de la Federal Railroad Administration, l'agence américaine en charge des chemins de fer, mais le sénateur "insiste sur le fait que quelle que soit l'entreprise qui obtiendra le financement, les voitures devront être fabriquées par Alstom et, surtout, devront être fabriquées en Amérique par des ouvriers syndiqués."
Daniel Griffin, porte-parole de la Federal Railroad Administration, n'a pas souhaité s'exprimer sur les demandes individuelles de subventions, mais a souligné que l'agence favoriserait les projets qui "font état de normes de travail strictes et du libre choix de rejoindre un syndicat, qui soutiennent les programmes de développement du personnel et promeuvent des pratiques de recrutement inclusives".
L'expérience d'Alstom
Les dirigeants d'Alstom ont plaidé leur cause en mettant notamment en avant leur expérience en matière de construction des équipements de remplacement de la première génération de trains Acela.
Ce programme de 2 milliards de dollars serait la flotte de trains de passagers la plus rapide des Etats-Unis, même si avec des pointes autour de 260 km/h, il ne s'agirait pas d'un véritable système à grande vitesse.